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Yasmina Abouzzohour :
“Pour le Maroc, le rapprochement dans le Golfe aura surtout des bénéfices économiques”
TelQuel : Le Qatar et l’Arabie saoudite, ainsi que cinq autres pays du Golfe, ont signé, mardi 5 janvier, un accord rétablissant entièrement les relations entre Doha et plusieurs de ses voisins, lors d’un sommet destiné à apaiser les tensions dans la région. Cette réconciliation était-elle attendue ?
Yasmina Abouzzohour : Après 43 mois de brouille, cette réconciliation était effectivement attendue. Tout d’abord parce que le fait même qu’il y ait eu plusieurs négociations auparavant, en dépit du fait qu’elles n’aient pas abouti à une réconciliation, démontre que les pays du Golfe voulaient arriver à une résolution.
Par ailleurs, le Koweït avait communiqué en décembre 2020 qu’il y aurait prochainement une potentielle réconciliation alors même que les efforts de médiation s’intensifiaient. Enfin, on s’attendait à ce que l’administration du président américain Donald Trump, qui est sur le point de quitter la Maison Blanche, essaie de parvenir à un résultat positif dans la région, et que l’Arabie saoudite veuille convenir d’un accord avant l’investiture du président élu Joe Biden.
En quoi cet accord rebat-il les cartes dans une région où les alliances sont instables ?
Cette réconciliation représente une victoire pour la région sur plusieurs niveaux. Au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les pays neutres comme le Koweït et le Sultanat d’Oman n’auront plus à se soucier d’arbitrer le conflit entre leurs voisins. Désormais, les pays du CCG pourront focaliser leurs efforts sur leur développement économique et sécuritaire.
En dehors du Golfe, les pays alliés à la fois au Qatar et aux pays du bloc saoudo-émirati, comme le Maroc et la Jordanie, ne seront plus sous pression pour choisir un camp. Dans la région du Maghreb, cette réconciliation pourrait représenter un pas positif pour la Libye qui souffre toujours de l’absence d’un gouvernement unifié. Le bloc saoudo-émirati qui s’est rangé du côté du commandant Khalifa Haftar pourrait maintenant être plus ouvert au gouvernement d’union nationale (GNA) qui est soutenu par l’ONU et
le Qatar, entre autres. Une amélioration des relations entre ces pays du Golfe pourrait donc bénéficier au GNA.
On parle notamment d’un rapprochement entre les deux colosses, Riyad et Ankara…
La Turquie pourrait beaucoup gagner de cet accord, d’où son enthousiasme ; c’était en effet l’un des premiers pays à saluer publiquement la percée d’Al-Ula. En 2017, Ankara avait refusé de se ranger contre le Qatar et a plutôt pris son parti. Cela a conduit à des tensions avec Riyad et Abu Dhabi.
Cependant, récemment, l’Arabie saoudite a initié un rapprochement avec la Turquie, principalement motivé par une intensification potentielle de l’influence iranienne dans la région. Le Qatar pourrait certainement jouer un rôle positif dans cette nouvelle relation.
Pourtant, la différence idéologique entre certains pays semble profonde, notamment entre Abu Dhabi et Doha. Peut-on penser que les divergences politiques sont maintenant derrière ces pays ?
Il s’agit de divergences idéologiques profondes qui persisteront, mais on peut espérer qu’elles seront désormais mieux gérées. Doha a souligné sa souveraineté et sa politique étrangère indépendante. Compte tenu de ses propres intérêts, il est peu probable que le Qatar change ses relations avec l’Iran et la Turquie ou ses positions sur les dossiers libyen et syrien pour apaiser ses voisins. Cependant, toutes les parties concernées veulent dépasser cette brouille ; il y aura donc moins d’hostilité dans un avenir proche.
Le Maroc, depuis le début de la crise dans le Golfe, s’en est tenu à une position de “neutralité constructive”. Trois ans et demi après, quels constats peut-on faire sur la posture d’équilibriste de Rabat ?
La position du Maroc a été couronnée de succès. Bien que neutre, Rabat avait tout de même favorisé l’allié qatari qui lui a toujours été fidèle. Par conséquent, il y a eu quelques tensions avec Riyad et Abu Dhabi, mais celles-ci se sont atténuées après la normalisation partielle du royaume avec Israël. Pour le Maroc, à la suite de ce rapprochement dans le Golfe, il y aura surtout des bénéfices économiques en termes d’aide financière et d’investissement, ainsi que du soutien diplomatique.
Cette crise a eu des effets sur Rabat sur le plan diplomatique. Ses relations avec Abu Dhabi et Riyad ont alterné entre le chaud et le froid lors de cette période, à cause de son refus de suivre l’embargo du Qatar. Qu’en est-il désormais de la place et de l’image du Maroc auprès des différents pays du Conseil de coopération du Golfe ?
En fin de compte, les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ainsi que le Maroc et la Jordanie restent des monarchies, et une certaine solidarité entre les huit monarchies de la région importe aux pays du Golfe.
Les relations de Rabat avec Riyad et Abu Dhabi s’amélioreront et deviendront probablement moins tumultueuses. Il est clair cependant que la relation la plus importante et la plus durable pour le Maroc au sein du CCG est celle que le pays entretient avec le Qatar, et Doha n’oubliera pas de sitôt la loyauté du régime marocain (en termes de soutien diplomatique, de provisions, etc.).
Le Maroc a également intensifié avec succès en 2020 ses relations bilatérales avec le sultanat d’Oman ; les Marocains ont d’ailleurs récemment été exemptés de visas pour le sultanat, dès décembre 2020.
Le Maroc entretient des vues différentes des pays du Golfe, notamment sur le dossier libyen. Rabat redoute les ingérences à ses frontières, là où Abu Dhabi-Riyad d’une part et Doha-Ankara de l’autre sont parties prenantes. De quelle façon cette question pourrait- elle évoluer ?
La position du Maroc sur le dossier libyen ne changera pas malgré les vues différentes des pays du Golfe. Compte tenu de ses propres intérêts sécuritaires, économiques et politiques, Rabat continuera de soutenir la position de l’ONU, de promouvoir les conditions convenues dans les accords de Skhirat signés en 2015 et de reconnaître le Gouvernement d’union nationale (GNA) comme seul gouvernement légitime du pays.
Rabat prônera aussi une solution politique promouvant la souveraineté de la Libye et décourageant l’ingérence étrangère. Le royaume continuera d’ailleurs de soutenir les dialogues interlibyens.
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Yasmina Abouzzohour
A visiting fellow at Brookings, Abouzzohour holds a PhD in Politics from the University of Oxford where she taught comparative politics, international relations, and economic governance. Her research focuses on authoritarian persistence and transition, strategic regime behavior and interactions with opposition movements, and mixed methods research. She is currently writing a book on regime survival in MENA monarchies and completing several projects on the politics and economy of North African states. Abouzzohour previously worked as a Political Risk Analyst at Oxford Analytica and holds a B.A. (Hons) in Political Science from Columbia University.